La maladie d’alzheimer de maman
Ce que je raconte n'est pas très amusant : c'est l'histoire de maman à partir du sujet qu'est la maladie d'Alzheimer. J'essaie de comprendre à quel moment c'est arrivé ou plutôt, quels sont les éléments de sa vie qui l'ont conduite à avoir cette maladie...
A ma connaissance, maman est la seule personne de sa famille à avoir eu la maladie d’Alzheimer. Ses frères déjà décédés sont morts du cancer à 81 et 89 ans sans signes de dégénérescence du cerveau. Ma grand-mère maternelle est morte après 90 ans, en mauvais état sur le plan du cerveau mais je ne peux pas affirmer qu’elle a eu la maladie d’Alzheimer. Je manque d'éléments. Les symptômes concernant les problèmes de mémoire (elle en avait) ne sont pas suffisants pour diagnostiquer cette maladie.
Ce que j’apprends dans les cours du « Mooc » sur la maladie d’Alzheimer (que je suis sur internet depuis début avril) m’est bien utile pour comprendre ce qui s’est passé pour maman. Elle est morte à 90 ans. Elle avait été diagnostiquée « Alzheimer » deux ans auparavant. Depuis quand était-elle malade ? 5 ans ? 10 ans ? 15 ans ? C’est une maladie qui peut avoir un développement très long. L’accélération se fait quand on arrive à la fin.
La maladie d’Alzheimer, du moins, la forme dont souffrait maman (il existe une forme rare, beaucoup plus précoce) commence à 65 ans. Mais à ce stade, elle est « pré symptomatique ». Les symptômes apparaissent 10 ans plus tard. Ou 15 ans plus tard. Parfois même, 25 ans plus tard. En tout cas, l'âge de 75 ans est l'âge habituel pour pouvoir commencer à établir un diagnostic quand on constate que la personne a un symptôme de la maladie.
La maladie d’Alzheimer est une maladie de la mémoire. Tout le monde sait ça. Mais on peut très bien avoir la maladie d’Alzheimer sans que le symptôme de « perte de mémoire » soit bien identifié comme étant signe de cette maladie-là. Et d’autres symptômes peuvent être visibles avant celui dont on parle le plus quand on évoque cette maladie. Dans le cas de maman, la notion de perte de mémoire est bien difficile à identifier, du moins avant les cinq ou six dernières années. En revanche, la dépression est un symptôme qui ne nous semblait pas être un symptôme de cette maladie mais qui nous aurait alertés si nous avions mieux connu, à l’époque, les caractéristiques de la maladie.
Maman avait cette dépression lourde, insupportable, en 2015, quand on a fait le diagnostic. Elle l’avait avant. Elle l’avait depuis longtemps. Depuis quand ? On ne sait pas très bien. Elle était dépressive, très dépressive, par périodes. Il y avait eu cette phase de dépression liée à son veuvage et à son départ à la retraite quand elle avait 65 ans. Mais ce n’était pas sa première dépression car on la devinait dans les lettres qu’elle envoyait à papa en 1966 quand il était absent (papa était allé chercher un autre travail, de l’autre côté de l’Océan, en 1966) . D’autre part, quand (entre 80 et 88 ans) elle me racontait sa vie, sa jeunesse, maman me parlait de souvenirs familiaux qui pouvaient recéler de grandes périodes de dépression.
Mais la vie de maman a été tellement active - hyperactive même - si on compare ses activités à celles d’une femme ordinaire, que sa tendance dépressive disparaît de nos souvenirs, avec le temps. On retient les actions, les choses qui ont été réalisées par maman. Dans les années soixante, avant l’âge de quarante ans, elle avait construit une cabane dans le jardin. Pas une cabane avec quelques brindilles, une véritable petite maison de 25 ou 30 m² avec un plancher surélevé, un toit, des fenêtres et des volets qu’on fermait comme de vrais volets. Une cabane construite avec des planches de bois de pin et des clous, et une scie.
Peut-être l’avons-nous un peu aidée, nous les enfants, en plantant quelques clous ? Peut-être. Mais c’était sa construction à elle, réalisée sans l’aide d’aucun autre adulte. Papa était absent cette année-là et maman gérait la ferme et l’éducation de ses quatre enfants. Mon frère, qui avait onze ans, effectuait une partie des travaux agricoles le dimanche et pendant les vacances. Il s’occupait également des dindons (il y en avait mille à un moment). Maman avait commencé des élevages de volailles au début des années soixante et l’argent de la vente lui a d'abord permis d’acheter nos cadeaux de Noël, puis de lui faire une rentrée d’argent en espèces, qui ne partait pas directement chez les créanciers. En 1966, les volailles étaient des poulets et des dindons ainsi que quelques oies, canards et pintades. Elle tuait les poulets sans l’aide de personne. Elle les vendait seule. Nous, les enfants, participions au plumage. La correspondance qui a été sauvegardée pour cette époque, montre que maman avait de profondes crises de découragement et peut-être de dépression cette année-là.
Nous vivions dans une misère qui détonne avec la période de « trente glorieuses » que connaissaient la plupart des gens en France. Le choix du métier d’agriculteur qu’avait fait mon père, alors que ses parents n’étaient pas agriculteurs, ni ceux de maman, s’avérait catastrophique. Et ça a duré. Les échecs de récoltes succédaient aux échecs de récolte. La parenthèse de 1966-1968 ne s’était pas bien terminée. Il n’avait pas été possible de s’éloigner durablement de la ferme sous peine de graves sanctions financières (dont nous menaçait la Compagnie qui était encore propriétaire de la ferme) et l’enfer des récoltes catastrophique avait recommencé. A partir de 1970, maman faisait des allers retours en voiture jusqu’à Bordeaux, tous les jours : elle reprenait son activité de professeur. Elle avait trouvé un poste de professeur de travaux manuels, ce qui était approchant de son métier d’origine, professeur de dessin. Mais elle avait beaucoup à apprendre et faisait des expériences pédagogiques et techniques à la maison avec nous comme élèves pour tester ses cours. La plus incroyable de ces expériences a été la construction d’un four de potier dans le jardin. Elle avait creusé un énorme trou dans la terre, avait fait une place pour le foyer et au-dessus, une étagère en fer pour installer les objets en argile que l’on voulait cuire. C’était un four gigantesque pour lequel elle avait creusé et déplacé des dizaines ou centaines de kilos de terre, seule.
A la fin des années soixante-dix, elle avait une situation stable comme professeur de dessin et travaux manuels mais elle n’était qu’"auxiliaire". Elle a donc repris des cours sans demander d’aménagement de son temps. Elle suivait des cours en plus de son travail de professeur, en plus de ses activités sur la ferme (il n’y avait plus de volailles à ce moment-là, mais un verger de kiwis). Elle ne s’arrêtait jamais. Elle a eu son CAPES au début des années quatre-vingt. Elle a pris sa retraite 10 ans plus tard, en 1992 ou 93. Elle avait alors 65 ans. Elle était veuve depuis peu. Papa avait succombé à sa dépression, à une vie d’échecs. Maman se disait que peut-être que son succès à elle avait participé à le déprimer. Peut-être. Mais il n’y avait pas besoin de ça : les échecs répétés de la ferme avaient eu pour résultat une misère économique réelle et une absence totale de reconnaissance sociale.
Alors, la dépression de maman est devenue une charge pour ceux qui étaient près d’elle, une charge très lourde. Elle avait entre 65 et 70 ans et ses enfants, ceux à côté de qui elle habitait, recevaient sans arrêt des visites morbides. Maman parlait, se plaignait, se posait des questions. Posait des questions. Ne recevait pas de réponse. Allait mal.
Pourtant, elle a dessiné et peint, dans cette période. Beaucoup de ses dessins datent des années 1993 à 2005 ou 2006. Elle avait des périodes de plaisir, de bonheur, d’euphorie, de rêves. Son activité artistique a pu la préserver un peu, retarder l’évolution de la maladie. Ce n’est qu’une hypothèse que je fais.
Les signes de la maladie n’étaient pas visibles tant la dépression de maman était là depuis longtemps. On pourrait dire qu’elle était dépressive depuis l’âge de 65 ans. Mais elle l’était avant, je crois. Et ensuite, entre 75 ans et sa mort, sa dépression était un symptôme de la maladie d’Alzheimer mais nous ne la prenions pas comme un symptôme typique de cette maladie puisqu’elle l’était avant et même avant le « avant ».
La perte de mémoire ne s’est pas vue tout de suite, au milieu de cette dépression.
Alors, on ne l’a diagnostiquée que peu de temps avant sa mort. Deux ans avant sa mort. C’est assez fréquent, semble-t-il, ce diagnostic tardif. Il faut dire que la maladie s’accompagne d’une telle agressivité mêlée à la dépression, qu’on a bien du mal à faire des approches allant dans le sens de la recherche d'une solution au mal-être de la personne. Maman, quand elle avait encore de la force, n’était pas capable d’entendre la question de la recherche du diagnostic de la maladie d’Alzheimer. La peur que nous avions de ses réactions si on en parlait, a certainement beaucoup joué dans le retard du diagnostic.