La bataille de la Somme de Papy
"Carnet de route de l’offensive de la Somme du 21 juin au 25 juillet 16"
par Arthur, 18 ans.
"Nous quittons le front à Machemont dans l’Oise le 15 juin 1916. Nous embarquons à Chevrières près Compiègne et débarquons à Longan le 20 juin. Longan se trouve à quelques kilomètres d’Amiens. De l’Oise nous sommes venus dans la Somme sachant déjà que nous [ ]
[ ] aller attaquer. Après une marche dans la nuit où le lieutenant nous perd et reperd, nous arrivons enfin à notre position d’attaque. Nous nous trouvons à l’Ouest et à 400 m du village de Chignoles dans un champ [meuble]. Les positions sont préparées : des boyaux, un petit abri recouvert, le canon simplement à l’air. Le tout recouvert de bâches camouflées. Le groupe est ensemble, la 32ème à notre gauche et à notre hauteur, la 34ème à droite et à 15 m en arrière de nous. Les groupes d’Afrique sont près de nous aussi ; à gauche, à droite et dans le petit bois en arrière de la batterie. Dans le ravin à gauche de la route de Chignoles à Dompière, se trouvait une batterie De 220, une de 210, deux de 120 long.
Dans le ravin, à droite de la route, des 155, des 120, des 105, des 210, 220, des 75 sont entassés dans le bois des tombeaux. Derrière nous, à droite et à gauche, notre artillerie est là, massée, silencieuse, attendant le moment solennel. Le 22, nous réglons le tir ; le 23, nous sommes tranquilles. Le 24 on commence le bombardement pour couper les fils de fer. Du 24 au 30 juillet, le bombardement continue actif, pressé, sans interruption. Pas une minute où l’on n’entende le canon. Les gros lourds, les pièces de marine de l’arrière tirent elles aussi et les gros obus passent au-dessus de notre tête avec un bruit de train rapide : de là le nom que nous leur avons donné : les chemins de fer.
Les boches ne tirent pas sur nous : c’est les ravins de droite, la route, les villages qui prennent. Quelques fusants viennent nous trouver ; mais ne blessent personne. Quelques pièces éclatent aux autres batteries, mais nous sommes privilégiés rien ne flanche chez nous. Les deux derniers jours le bombardement est plus actif mais le mauvais temps sévit et dans ces terrains la terre se change en fange. Les boches répondent toujours faiblement car il ne savent de quel côté donner. Sur notre gauche Tourny manifeste dur lui aussi. L’artillerie anglaise gronde, rugit par moment et nous nous demandons comment les boches vont soutenir le choc.
1er juillet. Depuis deux jours on ne dort pas, on ne connait ni le jour ni la nuit, on tire, par 10, par 20, 30, doucement en vitesse, toute la gamme y passe. Dans la nuit du 31 juin, nous avons tiré 800 obus asphyxiants par batterie, le vent nous est favorable et avec une joie féroce on balance ces obus spéciaux appelés bonbons, car nous savons que les Fritz même aux plus profonds abris – ah ! J’oublie un incident – la 32ème batterie débute mais elle n’a pas de chance et perd ce 31 juillet 2 cuisiniers et l’ordonnance du lieutenant – mon camarade Marguerite se coupe un doigt en tirant du canon. Mon vieil ami Albert Duret eut ce jour-là de la chance.
Chef cuistot au torpilleur (cuisine roulante), il faisait la popote en bas du ravin avec l’aide de deux cuistots. Il venait de s’absenter il y avait une demi minute disant à ses hommes de faire attention au rata. Il avait à peine fait deux mètres lorsqu’il entendit le sifflement d’une marmite qui arrivait. Il eut le temps de se coucher, et lorsqu’il se releva, un triste tableau se présenta à sa vue. La marmite était tombée en plein sur le torpilleur, mutilant effroyablement les deux aides cuistots. La mort les prit sans les faire souffrir et Albert ne put recueillir de leurs bouches qu’un râle déchirant. Pauvre Albert, ce soir-là, il n’était pas gai. Il vint manger avec moi un colis qu’il avait reçu mais cette sinistre vision ne pouvait s’échapper de son cerveau.
Je continue. 1er juillet, cinq heures du matin. Nous tirons un coup par pièce et par minute, les yeux brillants de fatigue. Nous ne pouvons nous entendre parler, notre ouie se refuse totalement à forcer, et à cinq heures je vais chercher le jus à Chignoles où notre cuistot fait la popote. Un brouillard épais couvre la terre ; on n’y voit pas à dix mètres.
Je pars avec mon seau et ma canne à moitié abruti. Je ne trouve pas mon chemin, et je me planque dans les fils de fer. A force de courir, je retrouve le petit chemin. Je descends vers le village mais une odeur faible d’abord me prend à la gorge. Je reconnais les lacrymogènes et pour comble je n’ai pas mon masque croyant que je n’en aurais pas besoin. Je vois un bataillon de sénégalais qui est là comme renfort. Les noirs n’ont pas le masque et je pense que ce sont peut-être nos gaz qui sont revenus dans ces bas-fonds, le gaz ayant tendance à tomber dans les ravins.
Je continue cependant ma marche mais plus je descends plus le gaz me prend à la gorge. Enfin me voilà à la cuistance, les cuistots font le jus munis de leurs masques. Mon cuistot n’a pas préparé son jus c’est ma veine. Je reviens chercher mon masque avalant à pleins poumons le gaz.
Je pleure comme un gosse car les yeux sont sensibles à ce filou. Je fais 400 m en vitesse. Je prends mon masque et je reviens vers le cuistot. Je suis obligé de m’arrêter pour rendre tripes et boyaux. Ça me remue d’une façon plutôt mauvaise. J’airrive à la cuisine, et j’ai juste le temps d’enlever le masque pour envoyer tout un tas de substance bileuses. Je bois un peu de jus et un coup de sacco pour me remettre et je [ ] avec mon café. Le gaz aumente de plus en plus mais ce n’est pas le français. C’est le boche, celui-là, avec son odeur suffocante. [...]"