Noa-Noa (3)
Comment Totefa, un jeune polynésien naïf, révèle à Gauguin quelque chose de nouveau (et important) sur lui-même et sur son art.
« C’était un de mes voisins, un beau jeune homme très simple.
Mes peintures colorées et mes sculptures sur bois avaient éveillé sa curiosité.
Chaque jour, il venait me regarder peindre ou sculpter.
C’était il y a longtemps mais je prends encore plaisir à me rappeler les émotions vraies, réelles, de sa vraie, de sa réelle nature.
Le soir, quand je me reposais de ma journée de travail, nous parlions. A cause de son caractère de jeune « sauvage », il me posait beaucoup de questions sur l’Europe et en particulier sur les choses de l’amour et, plus d’une fois, ses questions m’ont embarrassé.
Mais ses réponses étaient encore plus naïves que ses questions.
Un jour, je lui ai mis entre les mains mes outils ainsi qu’un morceau de bois.
Je lui ai demandé de sculpter.
Interloqué, il m’a d’abord regardé sans rien dire puis, il m’a rendu mes outils et mon morceau de bois en me disant, avec une entière simplicité, une entière naïveté, que je n’étais pas comme les autres, que je faisais des choses que les autres hommes étaient incapables de faire et que j’étais utile aux autres.
Je crois que Totefa est le premier être humain au monde qui ait utilisé de tels mots à mon égard. C’était un langage de « sauvage » ou d’enfant car il faut être l’un ou, l’autre – n’est ce pas ? – pour imaginer qu’un artiste puisse être un être humain utile ? »
Gauguin ayant besoin d’un bois spécial pour ses sculptures, Totefa lui propose de l’emmener dans la forêt, dans un endroit difficile d’accès où l’on peut trouver ce bois. Ils vont ensemble dans la forêt.
« Le silence était total en dehors de la plainte de l’eau parmi les rochers. C’était une plainte monotone, si douce, si légère qu’elle semblait être un accompagnement du silence.
Et, dans cette forêt, cette solitude, ce silence, nous étions tous deux, lui, un très jeune homme et moi, presque un vieillard dont l’âme avait laissé tomber beaucoup de ses illusions et dont le corps était fatigué des efforts sans fin dans lequel gisait le long et fatal héritage des vices d’une société moralement et physiquement corrompue.
Avec la souplesse d’un animal et la légèreté gracieuse d’un androgyne, il avança de quelques pas vers moi. Et il me sembla voir incarné en lui, palpitante et vivante, toute la vie végétale, magnifique, qui nous entourait. De lui, à travers lui, émanait un puissant parfum de beauté.
Etait-ce vraiment un être humain qui s’avançait vers moi ? Etait-ce cet ami naïf dont la simplicité, combinée avec sa complexité m’avait attiré ? N’était-ce pas plutôt la Forêt elle-même, la Forêt vivante, sans sexe et pourtant séduisante ? »
Avec ce passage, sans doute le dernier que je citerai de Noa-Noa, nous entrons, selon moi, dans la « quatrième dimension ». Dans le Mystère. Dans la Beauté. Dans l’Eternité d’un instant. Dans une signification très particulière de l’art.
Lorsque je parlerai de Huxley et de ses recherches qu’il expose dans les Portes de la perception, on pourra trouver une explication possible à cette vision de Gauguin, s’il faut vraiment trouver une explication….