de l'aide aux devoirs à Gérard D.
J’ai arrêté l’aide aux devoirs quand j’ai arrêté d’avoir une voiture. L’inconvénient principal de cette activité d’aide aux devoirs était précisément lié à la voiture. Avoir une voiture m’obligeait à aller voir des élèves qui trouvaient le moyen de ne pas être là quand j’arrivais et ma demi-journée était alors gâchée. Imaginez un peu la déception que j’avais quand après 20 km d’embouteillages ou de conduite dans les virages de montagnes j’arrivais dans des maisons où personne ne m’attendait. Ou alors la famille arrivait tardivement et l’enfant goûtait ou se douchait pendant que j’attendais une demi-heure, une heure, que personne ne penserait à me payer car si je venais pour un cours d’une heure à dix euros, les dix euros n’étaient payés que pour l’heure de cours et rien d’autre. Cette activité était supposée me rapporter de l’argent et l’argent que je gagnais ne servait pas à autre chose qu’à entretenir une voiture qui ne servait finalement à rien d’autre qu’à cette activité, me privant de temps pour m’adonner à d’autres activités plus gratifiantes.
Je suis maintenant chez moi aux heures où je gaspillais mon essence dans les embouteillages ou dans les côtes. A pied et en bus pour aller à mon travail, je mets maintenant une heure au lieu de 10 mn pour m’y rendre. Temps perdu aussi, c’est vrai, mais je ne le ressens pas. Et puis, je fais du sport pour aller au travail et je n’en ferais pas autant si je continuais à vivre ma vie d’avant.
Mes élèves, quand j’en ai, viennent désormais chez moi. En ce moment, j’en ai un seul, un grand, élève de terminale. Il tient le coup : il continue de venir me voir au deuxième trimestre et se montre très attentif. J’en avais un, il y a deux ans, qui ne venait que pour s’endormir au bout de cinq minutes. Il avait 15 ans. Il disait, quand il ne dormait pas, que l’étude du français et de l’anglais ne servaient à rien, qu’il valait mieux faire du foot parce qu’au moins, ça rapportait de l’argent. Je lui avais dit que s’il était destiné à être footballeur professionnel dans un grand club, ça se saurait déjà mais il ne changeait pas de discours. Il continuait de croire qu’il serait riche, plus tard, parce qu’il serait footballeur professionnel. Et je ne suis pas sûre qu’il allait au foot le mercredi ou le samedi après-midi. Il a fini par ne plus revenir et j’étais soulagée.
Et puis, cette année, il m’est arrivé un nouvel élève. Elève de filière technique qui vient pour la philo. Pas du tout intéressé par le sujet à priori. Mais quand on travaille les sujets qu’il m’apporte, qu’on cherche des exemples dans la vie d’aujourd’hui, dans les informations qu’on voit à la télé, il participe activement et trouve plein d’exemples. Mes cours sont de longues discussions sur différents sujets avec prise de notes, bien sûr, puisqu’il y a toujours un devoir à faire. Le dernier travail concernait l’art et l’artisanat. Quelle est la différence entre un artiste et un artisan ?
« Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. […] Pensons maintenant au travail du peintre de portrait, il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait, il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau… »
(Alain. Système des beaux-arts)
Ce texte d’Alain me semblait s’adresser à moi, bien sûr. J’ai travaillé avec mon élève et j’ai travaillé pour moi aussi. J’ai expliqué à mon élève que l’art n’est pas réservé à ceux qui se disent artistes et que chaque fois qu’on travaille dans un certain état d’esprit, on est un artiste. Je lui ai dit que la société de ruche dans laquelle nous vivons n’est pas bonne pour l’humain car l’humain est fait pour créer et s’étonner de ce qu’il crée et que si une société enlève cette spécificité de l’humain qui est de s’étonner de ce qu’il crée, elle lui enlève ce qui fait de lui un humain, elle le ramène à l’animalité de l’abeille. Je lui ai dit que la philo ne servait à rien aux élèves de terminale s’ils ne réalisent pas que le jour où ils travailleront, il faudra que cette possibilité de rester des êtres créatifs leur soit donnée car si cette possibilité ne leur est pas donnée, ils ne seront pas des travailleurs mais des esclaves. Je crois qu’il m’a entendue quand j’ai dit ça.
Et il y a eu un phénomène curieux cette semaine. Toutes les informations que j’ai reçues ces derniers jours concernaient ce qu’est un artiste : il y a eu ce devoir de philo ; il y a eu le film Hugo Cabret qu’il m’a été donné de voir (un soir ou mon Doudou dormait…il n’aurait jamais choisi de regarder ce film) ; il y a eu ce documentaire interview de Coluche dans lequel il expliquait ce qu’était l’art pour lui ; il y a eu un documentaire sur les grapheurs qui créent des images dans les rues…Par moments, on a l’impression que tout ce qu’on lit ou voit à la télé s’adresse à nous, lecteur ou spectateur isolé, entré là, par hasard.On a l’impression que c’est pour soi et personne d’autre que cette information est diffusée. On a l’impression que les réponses aux questions qu’on se pose depuis toujours nous sont données d’un coup et nous permettent d’évoluer, ou du moins de comprendre ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons.
Le film Hugo Cabret (tiré d’un livre pour enfants de 1931) est un extraordinaire film de Scorcese. Extraordinaire sur le plan esthétique. Et pour moi (mais tout le monde ne me suivra pas forcément dans cette idée), extraordinaire pour ce qui est d’expliquer comment fonctionne la créativité. Le héros du film est un jeune orphelin qui vit dans une gare et qui travaille comme horloger et automate. Ce film est en même temps une biographie de Georges Méliès, l’homme qui a (peut-être le premier) transformé une invention technique récente (le cinéma) en un support de créativité, d’imagination. C’est peut-être lui qui a créé le septième art.
Il y a eu plein de récompenses pour ce film.
Bon. Je n’ai pas tellement avancé dans ma propre créativité ces derniers temps et j’espère que toutes ces informations vont m’aider. D’ailleurs, je me pose la question : est-ce que je veux être artiste ou artisan ? Ce n’est jamais bien loin en fait, comme le dit le texte d’Alain : on passe de l’un à l’autre et on cesse d’être artiste quand on est artisan et réciproquement. Et quand on est un homme d’affaire plein de fric grâce à une activité appelée artistique et qu’on quitte la France pour ne pas aider ses compatriotes à payer les dettes, quand on s’imagine qu’avoir des couilles, c’est être prêt à honorer l’un des pires dictateurs du monde parce qu’on a le pouvoir de le faire grâce à l’argent qu’on a gagné en tant qu’artiste…Est-ce qu’on est un artiste alors?
« Artiste », on l’est tous par moments : au moment où l’on crée, au moment où l’on joue son rôle d’Obélix, au moment où l’on ajoute une nouvelle couleur à son tableau et qu’elle nous plait ; au moment où on invente une pensée et qu’elle nous étonne ; au moment où l’on joue en concert une chanson que l’on connaît et qu’on ne la joue pas de la même façon que les autres fois….C’est dans ces moments-là qu’on est un artiste. Le reste du temps, on est ce qu’on est : un homme d’affaire, une mère de famille, un visiteur médical, un fonctionnaire, un connard qui pense avoir des couilles parce qu’il dit oui à un dictateur….on reprend son rôle habituel, quoi.
Et je vous souhaite une très bonne année 2013, chers amis