une semaine après Maria
Je suis fatiguée. Fatiguée dans mes os, mes muscles. Est-ce parce qu'il y a juste une semaine, je transportais tout ce que je trouvais dans la maison pour sécuriser les deux fenêtres qui n'avaient pas de volets de protection ? Ce n'était pas si lourd pour me fatiguer si longtemps... C'est vrai, qu'une fois le cyclone est parti et que j'ai dû faire les transports inverses, je l'ai trouvé lourd, le matelas que j'avais déplacé. Je l'ai trouvée très, très lourde, la porte en bois que j'ai portée d'une pièce à l'autre pour la plaquer contre la fenêtre non sécurisée. Peut-être que le lundi soir, le lundi 18 septembre, ma concentration était telle que j'étais capable de porter plus que ce dont j'étais capable ? Je crois que je n'ai jamais été aussi concentrée de ma vie. Je pensais à tout. J'identifiais tous les défauts de la maison. Je réfléchissais aux solutions et je solutionnais les problèmes. Je comprenais tout ce qu'il était important de faire. Je faisais les choses les unes après les autres. Je protégeais les ouvertures qui risquaient d'être bousculées ou même fracassées par les coups de vent, j'anticipais les risques d'inondation en mettant des chiffons partout autour des fenêtres mais pas sous les portes de la partie basse de la maison, là où l'eau aurait une chance de couler vers l'extérieur, en cas d'inondation. L'eau ne pouvait pas venir du bas car la maison est construite sur un terrain en pente. Elle ne pourrait venir que du haut, dans le cas où une ouverture cèderait.
J'avais commencé à préparer la maison le dimanche soir car je savais que cette fois, le cyclone serait pour nous. La nuit du dimanche au lundi, je n'avais pas dormi, pensant à tous les défauts de la maison et le lundi, j'ai fait ce qu'il y avait à faire. Je n'ai utilisé que ce que j'ai trouvé dans la maison. J'ai utilisé tout ce qui se trouvait là, à ma disposition : les vieux draps qu'on n'avait pas jetés, les portes et fenêtres que, pour son bricolage, mon compagnon avait sorties de leurs gonds et posées contre un mur, les sommiers qui étaient restés à l'étage, on ne sait pas pourquoi. Les cordons de chargeurs de téléphone me servaient de ficelles.
J'ai étudié les itinéraires que suivrait l'eau si un torrent se créait à l'étage et dévalait l'escalier. J'ai dégagé tout ce qui pourrait se trouver sur son passage : documents, chaussures, chaises.
Le lundi soir, je me suis couchée vers 21 heures dans la chambre du rez-de-chaussée, écoutant les coups de vent de plus en plus rapprochés. Je n'étais plus couchée à minuit. J'étais debout, dans le couloir. Mon sac (contenant mes papiers) était autour de mon cou ainsi que mon appareil photo et je tenais mes chaussures de marche à la main et la lampe à manivelle. Le vent était plus fort à une heure du matin. Je regardais l'horloge toutes les cinq minutes en braquant ma lampe dessus. Le temps ne passait pas. Le vent était toujours plus fort et les aiguilles de l'horloge ne voulaient pas avancer. Ou si lentement...Il était maintenant deux heures et au lieu de faiblir, le vent semblait se renforcer. Ce n'était plus des coups de vent, c'était un vent soutenu avec, par moments, une sorte de petite faiblesse, comme s'il allait reprendre son élan. C'est après trois heures et demie qu'il a été le plus fort. Il semblait s'acharner sur les fixations du toit et j'entendais le mécanisme de la fenêtre, à l'étage (celle que j'avais protégée avec un gros matelas, un tapis, l'échelle, le lit qui coinçait l'échelle et quelques autres protections). La porte de la chambre de l'étage s'ouvre vers l'intérieur : le vent la poussait, donc, s'il pénétrait dans la chambre. Au moment de la légère accalmie (juste avant que le cyclone prenne son virage en direction de la Mer Caraïbe), je me suis aventurée à l'étage et j'ai constaté que le vent poussait la porte de la chambre en la fermant toujours plus. Le reste de l'étage ne bougeait pas. Les documents que j'avais mis en hauteur dans la pièce protégée par des volets roulants, étaient là, n'avaient pas bougé. Et puis les coups de boutoir en provenance de l'Ouest (donc de la mer Caraïbe) ont commencé. je suis redescendue bien vite à l'abri, au rez-de chaussée. ça a été très fort pendant une heure. Il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre. Je n'avais pas peur. J'étais concentrée sur les divers bruits de la maison de ceux de l'extérieur de la maison, aussi : les tôles qu'on entendait voler autour de la maison, les grincements du toit. Je me préparais à l'éventualité d'un évènement, à l'éventualité de l'arrivée de l'eau par l'escalier.
La maison a tenu. La pluie n'est pas rentrée. Je me suis endormie jusqu'à neuf heures et ensuite, comme tous les habitants valides du quartier, je suis allée dans la rue. On ressemblait à des fantômes.
Le paysage est gris. Il n'y a presque plus d'arbres. La plupart ont été déchiquetés. Quelques maisons ont été détruites mais la plupart ont tenu. Le vent n'a probablement pas dépassé les 200 km/heure ou à peine plus car l'œil n'était pas sur nous. On dirait que l'œil a contourné la côte et quand le vent s'est trouvé tout près des Monts Caraïbes (et nous nous trouvons entre les Monts Caraïbes et la côte, dans la partie la plus au sud de la Guadeloupe, tout près des Saintes) quand il a buté contre les Monts Caraïbes et qu'il a démarré son voyage vers le Nord, dans la mer des Caraïbes, alors, il y a dû y avoir une sorte de concentration du vent avec l'effet "couloir" de la montagne. C'est à ce moment-là que nous avons été vraiment secoués. C'est une hypothèse que je fais. Je me trompe peut-être.
Une fois le cyclone passé, il faut gérer la vie quotidienne. Pas d'électricité, pas d'eau le premier jour mais quand on a une maison en bon état, ça n'a pas d'importance. Même sans avoir fait de grosses réserves, on ne manque de rien. J'avais, en plus des deux packs d'eau minérale, plusieurs bouteilles d'eau du robinet que j'avais remplies avant le cyclone.
Ce qui m'a manqué, beaucoup manqué, c'est le téléphone. Nos portables ne fonctionnaient pas et tant que nous n'avons pas eu d'électricité, nous ne pouvions pas appeler nos familles. Mon compagnon, qui était à ce moment-là hospitalisé, en rééducation, ne savait pas que j'allais bien et que sa maison avait tenu. Je n'avais aucun moyen de l'appeler (d'ailleurs, son hôpital n'était pas joignable par téléphone jusqu'au jeudi).
Il faut dire aussi que, n'ayant plus de route (enfin, celle qui nous restait était très encombrée par les chutes d'arbres), nous ne pouvions pas nous déplacer pour informer le monde que nous allions bien. Notre commune est celle qui est restée isolée le plus longtemps. Dans son hôpital, mon compagnon qui écoutait la radio en permanence pour essayer d'avoir des nouvelles de chez lui, entendait des informations sur la Dominique (détruite), les Saintes (très mal en point), Basse-Terre (gravement touchée) et bien d'autres lieux qui avaient subi les ravages du cyclone. Mais de sa commune, aucune nouvelle. Il n'a su que le jeudi soir que sa maison était en bon état.