se nourrir

Publié le par elizabeth971

Se nourrir

 

Se nourrir a toujours été une difficulté pour moi, en Guadeloupe. « La Guadeloupe est un jardin » me disait un ami, au début des années 2000, pour me critiquer d’acheter à manger dans les supermarchés.

Les supermarchés ne se sont pas imposés en Guadeloupe aussi tôt qu’en France métropolitaine. D’après les dossiers que j’ai pu consulter, la création des premiers supermarchés se fait dans les années 1980. Il y avait des supérettes dans les années soixante-dix et des boutiques. Les grandes surfaces arrivent un peu plus tard.

A la fin des années 1970, les travaux d’urbanisation ont été très importants en Guadeloupe. Il y a eu une modernisation d’équipements routiers, de constructions de logements et de bâtiments administratifs et commerciaux qui ont fait passer l’île d’un monde encore rural à un mode très urbain en quelques années. On a relogé des gens qui vivaient dans des conditions précaires, on a reconstruit des écoles et on a créé les supermarchés. Et, pour les remplir, on a fait venir de grandes quantités de conteneurs par bateau.

Se nourrir en supermarché a un prix, un prix qui, en Guadeloupe, tient compte du transport, de l’octroi de mer (taxe de 2,5 % sur les marchandises), de la marge des commerçants. L’octroi de mer et la marge font l’objet de débats animés en Guadeloupe. Il y a une grande confusion, dans l’esprit du consommateur, entre le prix du transport, l’octroi de mer et la marge du commerçant. Dans quelle mesure le prix du produit que j’achète est-il justifié ou non ? À quel moment est-ce qu’on abuse de moi ? Pour couvrir toutes les questions que l’on se pose, on utilise l’argument des « 40% » ainsi nommé parce que le « supplément pour vie chère » des fonctionnaires s’élève à 40% du salaire.

En Guadeloupe, quand on a un salaire de 2000 euros, c’est en réalité un salaire de 2800 euros. Ce supplément n’a pas toujours été octroyé aux fonctionnaires locaux. « Pourquoi ? C’est injuste disaient les fonctionnaires guadeloupéens. Quand on part travailler en France, on n’a pas de supplément de salaire alors pourquoi les français qui viennent ont-ils plus que nous ? Parce qu’ils dépensent plus qu’en France métropolitaine pour acheter les mêmes produits, leur répondait-on. Nous aussi ! » Les arguments qui semblaient avoir un esprit colonialiste n’ont pas tenu longtemps.  Et les statuts ont été redéfinis.

Finalement, tous les fonctionnaires ont eu les mêmes droits et certains salariés non fonctionnaires ont reçu, eux aussi, un supplément mais pas tous, bien sûr. Les salariés des petites entreprises sont forcément exclus et cela est d’autant plus injuste que tous les prix tiennent compte des 40% chaque fois que cela est possible. D’ailleurs, les prix des produits qu’on achète au marché local tiennent parfois aussi compte du supplément vie chère ce qui rajoute encore de la confusion dans toute cette affaire : finalement, est-ce que les choses sont chères à cause du transport et ses conséquences ou à cause du supplément vie chère qui devient la base de calcul ? Même problématique que celle des allocations de logement que tout le monde connaît en France (en France et France d’outremer, bien sûr) : les bailleurs sociaux tiennent compte des allocations de logement lorsqu’ils fixent leurs tarifs.

En bref, que vous mangiez local ou en supermarché, vous devez payer votre nourriture plus cher ici qu’en France métropolitaine. Ne vous plaignez pas, si vous êtes fonctionnaire, puisque vous avez le supplément et ce supplément est supérieur à la différence de prix des marchandises si vous acceptez de ne manger que des produits de première nécessité.

C’est un sacré casse-tête, la nourriture. Avant de venir en Guadeloupe, j’avais une façon de me nourrir qui tenait compte de mes séjours chez maman où il y avait un jardin. Quel plaisir de manger les fruits et légumes du jardin et de les cuisiner. En Guadeloupe, je n’ai pas de jardin et beaucoup de jardins, dans les petites communes, ont été recouverts de béton dans les années 2000 et même avant. Le béton, c’est propre et ça permet de garer les voitures. Mais c’est triste. Et un des imaginaires concernant les Antilles disparaît quand on réalise que la nourriture traditionnelle a laissé la place à la nourriture importée.

A la disparition progressive des jardins familiaux s’ajoute le scandale des pesticides : les légumes, en particulier, ceux qu’on appelle des « racines » (ignames, patates douces) sont contaminés par la « chlordécone », produit qui servait à traiter les bananiers jusque dans les années 1990. Il a été interdit mais l’a été plus tardivement dans les Antilles françaises que dans d’autres endroits comme les Etats-Unis. Certaines terres agricoles sont polluées pour des siècles.

Et pour ce qui est des trésors de la mer, eux aussi sont contaminés.

Se nourrir n’est donc pas facile en Guadeloupe. Il est vrai que la nourriture saine est devenue difficile à trouver partout dans le monde en raison des diverses pollutions. En Guadeloupe, on s’en rend compte parce qu’il serait normal de manger des produits locaux (ça fait partie du fantasme des « îles ») mais qu’on ne le fait pas parce que les produits manquent ou sont très chers. Plus chers encore que ceux des supermarchés où nous faisons nos courses, presque toutes nos courses.

En 2009, le rassemblement qui a pris le nom de LKP (= lyannaj kont pwofitatyon qui veut dire en gros rassemblement contre ceux qui profitent) se révoltait contre tout ce qui concernant les disparités de salaires (et donc suppléments de 40% pour certains et pas pour d’autres), le prix de l’essence, la pollution des terres et de la mer, les marges exagérées que font les directeurs de supermarchés en entretenant la confusion du prix des transport, de l’octroi de mer et des 40%, donc, tout ce que j’ai dit plus haut est en rapport avec ce qui a permis à la grande grève de 2009 d’être créée et de durer. Plus de 40 jours de grève. Grève d’essence, donc impossibilité de transporter de la marchandise dans les supermarchés. Donc les conteneurs finissaient par être déroutés. Nous n’avions plus à manger.

Les agriculteurs sont alors venus au secours de la population en créant des marchés qu’ils approvisionnaient. LKP disait organiser ces marchés. Des dames faisaient de la pâtisserie chez elles et vendaient leurs produits. Une économie d’autrefois se créait et c’était plutôt amusant. Mais tout n’était pas si merveilleux. Nous étions au bord d’une crise importante. De nombreuses entreprises ont fermé et beaucoup d’autres ont mis très longtemps à retrouver une situation saine.

LKP s’est terminé. Nous avons repris le chemin des écoles, le chemin des entreprises et des administrations. Pour nous, les gens ordinaires, les salariés, tout ça n’avait été qu’une parenthèse dans le cours de notre existence de salariés-consommateurs.

Les stations d’essence ont recommencé à fonctionner, les supermarchés ont été remplis à nouveau et nous avons recommencé à nous nourrir dans les supermarchés. A partir de 2012, les citrons et oranges ont plus ou moins disparu à cause du Citrus greening ce qui a aggravé encore un peu notre dépendance à l’extérieur (nous importons les citrons verts, en grande partie) et les interdictions de pêcher le long des côtes de Trois Rivières et de Capesterre ont fortement diminué la possibilité de se nourrir (manger du poisson guadeloupéen, en Guadeloupe, ce n’est pas donné).

Le supermarché est le lieu de nourrissage principal pour beaucoup, beaucoup de monde en Guadeloupe.

  

Pour en revenir au sujet de départ :

Et moi, comment je me nourris en Guadeloupe ?

Principalement en supermarché, bien sûr. Avec beaucoup de boîtes de conserve et de bocaux.

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D
Manifestement que tu habites les Antilles ou la métropole, ou n’importe quel endroit dans le monde, ou presque, le supermarché semble être incontournable. Et comme tu le dis très bien, le côté bouffe de proximité n’est pas forcément la solution à tout. Nous, nous achetons des produits du marché, des fruits et légumes de producteurs locaux....et qui sont dégueulasses!!! Des pommes sans goût. Des poires pourries. Des noix pas mûres. Et tout ça coûte la peau du cul....Bref on ne sait plus trop à quel saint se vouer....
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