Fillon et l'estime de soi
L'estime de soi est une expression que j'ai découverte assez récemment. On l'utilise dans les articles de management du personnel. Les gens qui sont au placard assistent à la dégringolade de l'estime de soi et l'estime de soi, c'est ce qui nous permet de nous sentir socialement conformes, acceptés et...à peu près heureux. Au fur et à mesure que l'estime de soi s'en va, l'acceptation de soi par les autres s'en va aussi et, du coup, l'estime de soi baisse encore. La violence est une des réactions visibles et c'est encore un truc qui est mal accepté par les autres, la violence que l'on ne contient plus. Personne ne vous apprécie quand vous vous mettez à devenir violent et haineux. Votre douceur et votre effacement étaient légendaires....C'est d'ailleurs à cause de votre effacement que vous avez été évincé et remplacé de votre vivant.
On tombe au fond du trou et on se raccroche à tout ce qu'on peut pour retrouver l'acceptation perdue, l'honneur perdu. Et avec la violence, viennent les gros mots. Dans notre univers professionnel de gens comme il faut, on avait l'habitude de soigner nos discours mais voilà que nos discours deviennent agressifs et qu'on ose les gros mots. M. Fillon a dit le mot "emmerder" l'autre jour. Devant tout le monde.
Moi, j'en dis de plus en plus, des gros mots et je suis de plus en plus violente. Sauf quand je me mets à être totalement apathique. C'est encore pire. Il vaut encore mieux que je sois violente et que je parle de celui qui est responsable de mon naufrage professionnel avec des mots choisis comme "le connard", "le contractuel".
"Contractuel" n'est pas, en soi, une insulte mais quand vous connaissez le monde des fonctionnaires et quand vous savez la différence qu'il y a entre un contractuel et un fonctionnaire titulaire, vous êtes en mesure de comprendre pourquoi, pour moi, "contractuel" est devenu une insulte. J'ai soixante ans. Il en a trente. J'ai plus de trente ans d'expérience professionnelle. Il en a pas plus de cinq. Je suis "attachée" (c'est un grade important de la fonction publique), échelon 10 (c'est presque le plus haut). Lui, il est "attaché" parce que mon ancienne directrice a décidé de le nommer attaché mais il n'est qu' "attaché contractuel" puisqu'il n'a pas été reçu au concours qui ferait de lui un "attaché fonctionnaire" (jusqu'à présent). Bon. tout ça c'est un peu technique mais le problème que j'ai avec lui, c'est que, malgré son infériorité en grade et en expérience, il se retrouve, à cause de la nomination illégale (mais nomination quand même), au-dessus de moi dans le poste que j'occupais avant son arrivée. Il a pris tout ce qu'il y avait de prestigieux dans mon poste. Par exemple, quand des personnes importantes visitent le service, c'est lui qui les reçoit et les présente au personnel, personnel dont je fais partie avec, en apparence, aucun grade prestigieux.
M. Fillon, cher M. Fillon, quand je lis la littérature administrative, "la Lettre du cadre territorial", "La Gazette des communes", je découvre que les articles sur les cadres fonctionnaires territoriaux mis au placard sont de plus en plus nombreux. Ce qui se passe, depuis quelques années, c'est que nos postes de fonctionnaires cadres ne sont plus protégés. N'importe qui, pourvu qu'il soit plus jeune et plus arrogant, peut arriver dans le service à n'importe quel moment et prendre notre poste. C'est illégal mais si le chef de service (ma directrice par exemple) se débrouille bien, la prise de pouvoir du jeune qui terrasse le vieux réussit presque à tous les coups. Dans les services de la fonction publique territoriale, depuis quelques années, ils sont légion les jeunes qui ont terrassé les vieux.
Bon. on dira que ce n'est pas bien grave. On est fonctionnaire et il faudra qu'on commette une une faute impardonnable, pour qu'on nous renvoie. Jusqu'à la retraite, nous restons là, payés. Nous gardons notre salaire et notre avancement jusqu'à la retraite et une fois qu'on est au placard, plus de responsabilités !... Puisque le jeune les a prises.
Il y a quand même un coût à tout cela. Le coût, c'est ce que subit le vieux qui, mis au placard, tombe dans la dépression, la haine, la violence, est malheureux. Le coût, c'est aussi, ce que le "service rendu" devra payer. D'abord parce que le vieux devient contre-productif et risque de mettre le service en péril, de faire un coup de violence.
Le coût c'est enfin le gaspillage qu'implique la mise au placard d'un nombre de plus en plus important de fonctionnaires cadres.
Imaginez-vous que si on prolonge l'âge du départ à la retraite, on paiera un salaire plein à des milliers de fonctionnaires déprimés parce que mis au placard ; et en même temps, on paiera un salaire presque aussi important à des milliers de contractuels qui remplacent le placardisé alors que ce dernier est encore payé plein tarif.
Cher M. Fillon, en prolongeant l'âge du départ à la retraite, vous ne faites pas vraiment faire des économies à l'Etat, puisque nous serons en même temps remplacés par des contractuels (payés) et en même temps payés nous-mêmes à ne rien faire ou à être malades à cause de nos dépressions, de nos pertes d'estime de soi.
Et je n'ai pas compris comment, avec tout ça, vous arrivez, en plus, à supprimer 500 000 fonctionnaires.
Mais là, c'est un autre sujet.